Peut-on croire Draghi?
LE CERCLE. Mario Draghi, le président de la Banque Centrale Européenne, a affirmé à plusieurs reprises que la BCE ferait tout ce qui est nécessaire pour sauver l'euro. Rien n'a encore été accepté officiellement, mais la BCE devrait annoncer un nouveau programme d'achat d'obligations d’Etat après la réunion de la semaine prochaine de son conseil des gouverneurs. Sera-t-il efficace?
S’il veut avoir un impact significatif sur les coûts d'emprunt italiens et espagnols, le dernier effort en date devra être suffisamment important que pour dissiper le risque de convertibilité qui se cache derrière l'extrême polarisation des rendements publics au sein de la zone euro: les investisseurs sont réticents à détenir de la dette espagnole et italienne car ils craignent que les deux pays pourraient être contraints à quitter l'union monétaire. Malheureusement, il est très peu probable que la BCE en fera assez pour convaincre les investisseurs que l'adhésion à la zone euro est définitive et sans équivoque, notamment parce que la Bundesbank allemande s'oppose à tout engagement illimité à plafonner les coûts d'emprunt.
L’Espagne, l’Italie et la périphérie de la zone euro sont aujourd’hui confrontées à des coûts d'emprunt réels sans précédent, qui font obstacle à une reprise de l'investissement et donc de la croissance économique. Or, sans un retour à la croissance, ces pays sont incapables de taire les doutes des investisseurs quant à la soutenabilité de leurs finances publiques et la solvabilité de leurs banques.
Les gouvernements italien et espagnol font valoir que leurs coûts d'emprunt élevés reflètent en grande partie les risques de convertibilité, et que la BCE devrait faire le nécessaire pour y remédier. Mais les membres de la zone euro qui bénéficient actuellement de coûts d'emprunt exceptionnellement faibles – l'Allemagne, l'Autriche, la Finlande, les Pays-Bas et, dans une moindre mesure, la France – soutiennent que les coûts d'emprunt italiens et espagnols sont principalement dus à l'échec de ces pays à réformer leurs économies et à renforcer leur finances publiques.
Il y a du juste dans les deux positions – mais beaucoup plus dans l'argument espagnol et italien.
Les opposants à une action à durée indéterminée de la BCE soutiennent que les coûts d'emprunt italiens et espagnols ne sont en réalité pas si élevés: les taux d'intérêt seraient simplement revenus aux niveaux observés dans la période précédant l'introduction de l'euro, à l’époque où les investisseurs distinguaient clairement entre les pays qui partagent à présent l'euro. Des coûts d'emprunt élevés sont nécessaires pour recentrer les esprits et inculquer la discipline. Si la BCE venait à prendre des mesures énergiques pour les faire diminuer, un problème d’aléa moral résulterait: les pays ne risqueraient aucune sanction en cas de retard des réformes.
En termes nominaux, les coûts d'emprunt italiens et espagnols sont en effet comparables aux niveaux de la fin des années 1990. Mais c'est le coût réel (corrigé pour l'inflation) du capital qui est crucial ; pour les deux pays, il est beaucoup plus élevé aujourd'hui qu'il ne l'était dans la période qui a précédé l'adoption de l'euro.
En outre, il est erroné de comparer la période actuelle à la fin des années 1990. L'Italie et l'Espagne sont des stades très différents de leur cycle économique que ce qu’elles ne connaissaient alors. À la fin des années 1990, les deux économies étaient en croissance (rapide dans le cas espagnol), alors qu’aujourd’hui elles font face à des temps difficiles et un risque de déflation de plus en plus important. Or, les pays confrontés à des dépressions et des baisses rapides de l'inflation jouissent en général de coûts d'emprunt très bas: les investisseurs se tournent massivement vers les obligations d’Etat en l’absence d'alternatives rentables. C'est ce qui se passe actuellement au Royaume-Uni et aux États-Unis, où les coûts d'emprunt restent à des niveaux historiquement bas, en dépit de la faiblesse des finances publiques et des perspectives de croissance des deux pays.
Il est bien entendu important que les investisseurs puissent différencier entre les gouvernements de la zone euro, afin d'assurer une valorisation correcte du risque. Les autorités italiennes et espagnoles en conviennent tout autant. Mais l'écart actuel entre les rendements de la dette souveraine allemande et celle des gouvernements italien et espagnol dépasse de loin ce qui est nécessaire pour assurer une distinction appropriée par les investisseurs.La polarisation des coûts d'emprunt a des effets distributifs qui peuvent se révéler politiquement explosifs. L’Allemagne emprunte et refinance sa dette existante à des taux d'intérêt artificiellement bas. Selon le Kiel Institute for the World Economy, la fuite des investisseurs sur les marchés de la dette publique des membres en difficulté de la zone euro vers l’Allemagne a déjà fait épargner au gouvernement allemand près de 70 milliards d’euros (88 milliards de dollars).
Par contre, d'autres pays connaissent des coûts d'emprunt exorbitants, qui tout à la fois augmentent l'ampleur de leurs besoins de réforme et réduisent leurs moyens politiques pour y remédier. Plus les coûts d'emprunt italiens et espagnols restent longtemps à des niveaux élevés, plus les dommages à ces économies seront importants, et plus il sera difficile de mobiliser le soutien politique nécessaire pour poursuivre les réformes.
Les Italiens et les Espagnols ont raison: c’est bien le risque de convertibilité qui représente la cause principale de la taille de l'écart entre la périphérie et l'Allemagne. Les investisseurs demandent une lourde prime pour se prémunir contre la possibilité que l'Italie et l'Espagne soient finalement contraints de quitter la zone euro – ce qui au final augmente la probabilité de cet événement en affaiblissant les positions budgétaires des deux pays et en élevant les coûts d'emprunt de leur secteur privé (qui sont fixés par les rendements des obligations d’Etat).
Etant donné que les consommations privée et publique en Italie et en Espagne devraient rester faibles pendant encore plusieurs années à venir, la reprise économique nécessite une augmentation de l'investissement et des exportations. Mais la chute brutale de la valeur du stock de dette publique détenu par les banques italiennes et espagnoles, ainsi que l’augmentation du volume de créances douteuses à cause de la récession aggravée par les coûts d'emprunt dissuasifs, obligent les banques à freiner les prêts aux entreprises encore davantage.
Le dernier programme de rachats d'obligations décidé par la BCE sera sûrement assez important pour veiller à ce que Draghi ne perde pas la face. Mais il ne sera pas suffisant pour dissiper le risque de convertibilité et ainsi démontrer la crédibilité de la BCE en tant que prêteur en dernier ressort. Or, c'est bien le problème de crédibilité de la BCE, et non celle des états membres, qui est la raison principale pour laquelle les coûts d'emprunt sont trop élevés en Italie, en Espagne et dans les autres pays de la zone euro en difficulté.